Affaire Rugy : la République et les ors
Ce Rugy est un maladroit, c’est entendu. Se
faire servir du homard (qu’il n’aime pas, dit-il) à l’heure des
téléphones mobiles qui sont autant d’yeux indiscrets et dont les images
circulent par nature sur le Net, c’est une faute politique autant qu’une
faute de goût. Une sole aurait suffi. De même, demander des travaux par
définition dispendieux dans l’appartement privé du ministère,
seraient-ils nécessaires, c’est s’exposer à la rumeur publique. Fautes
très évitables, difficiles à comprendre quand la vie de la République
est rythmée par les révoltes populaires, dans les urnes ou dans la rue.
Et si les enquêtes en cours montrent qu’il a confondu argent public et
argent privé, alors qu’il s’en défend, son sort est scellé.
Mais la question va plus loin que le sort d’un ministre vert pâle.
Beaucoup de gens savent – les journalistes notamment – que l’hôtel de
Lassay est un endroit marqué par le luxe, qu’il soit discret ou
ostentatoire. Palais aristocratique bâti dans le goût italien, il offre
au visiteur une cuisine raffinée et l’une des meilleures caves de
France, constituée à l’origine par le duc de Morny, demi-frère de
Napoléon III, descendant par la main gauche de Talleyrand, ministre de
l’Intérieur puis président du Corps législatif, spéculateur et jouisseur
célèbre en son temps. L’édifice abrite depuis un siècle et demi la
résidence du président de l’Assemblée, sans que la chose ait soulevé
polémique. Ce président reçoit beaucoup : ses visiteurs sont bien
traités.
Faut-il désormais s’en gendarmer ? Question plus complexe qu’il y
paraît. Revenant au pouvoir après l’Empire, la République a considéré
qu’elle ne pouvait se passer d’apparat. Tout pouvoir a besoin d’une mise
en scène. Ainsi les thuriféraires de l’égalité ont investi sans
mauvaise conscience les palais parisiens de l’ancienne aristocratie :
l’Assemblée nationale au Palais-Bourbon, ancienne demeure de la famille
de Condé, qui n’était guère républicaine ; le Président à l’Elysée,
naguère propriété de la marquise de Pompadour puis du prince Murat ; les
ministères dans les hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain ; le
Sénat au Palais du Luxembourg, etc. Napoléon installa les préfets dans
des demeures imposantes, considérant que le représentant de l’Etat dans
les départements devait soutenir le train de vie des grandes familles
locales. Ils y sont toujours.
Mœurs anciennes ? Pas tout à fait. François Mitterrand porté au
pouvoir par l’Union de la Gauche conserva les rituels monarchiques de
la Ve. Recevant les grands de ce monde, il écarta l’idée de
les convier dans d’anciennes usines réhabilitées et choisit délibérément
le château de Versailles pour son premier sommet international. La
France socialiste, disait-il, doit impressionner autant que celle du
Général ou de Giscard. Emmanuel Macron pense comme lui.
On dira que les démocraties scandinaves contraignent leurs
gouvernements à un maintien sobre et à des demeures modestes. De même le
Premier ministre britannique loge au 10 Downing Street dans un
appartement cossu mais exigu. C’est oublier que ces pays sont des
monarchies. Les gouvernants sont modestement traités. Mais le faste
demeure, réservé aux familles royales qui règnent encore aujourd’hui sur
ces nations qu’on dit austères.
Ayant coupé la tête du Roi, la République a hérité des deux fonctions
du Prince : l’incarnation symbolique et l’exercice de la
responsabilité. Elle a donc fusionné apparat et efficacité. On peut
rêver d’un pouvoir sans faste, entièrement dédié à sa tâche, sans
symboles ni dorures. Après tout, Robespierre habitait chez le menuisier
Duplay. Mais l’Incorruptible a laissé dans la mémoire française un
souvenir, disons, mélangé. Ni en Suède, ni au Danemark, ni en
Grande-Bretagne, le peuple ne demande l’abolition de la monarchie, alors
même que ces monarques, à la différence des ministres, ne font à peu
près rien tout en vivant comme des nababs.
Mieux réguler l’usage des palais officiels par les élus, surveiller
de plus près leurs dépenses ? A coup sûr. Mais exiger un régime de
moines-soldats ? Hum… De la dénonciation générale et systématique des
élus au poujadisme, il n’y a qu’un pas. Faut-il faire déménager
l’Assemblée, transformer le Palais-Bourbon en musée et loger les députés
dans un immeuble impersonnel et fonctionnel ? Mettre le président de la
République dans un bureau de comptable ? Les Savonarole de la presse y
seraient sans doute favorables. Constatons que personne ne le demande.
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